«Les actes de bienveillance sont innombrables»

- Docteur en génétique cellulaire, moine bouddhiste tibétain, le Français Matthieu Ricard est une des grandes consciences de notre temps.
- Chiffres à l’appui, l’homme réfute toute vision catastrophiste de notre époque et vante les vertus du bien.
- Son crédo: passer de l’âge de la compétition à celui de la «coopération altruiste».

«A quoi cela sert-il d’être découragé quand on a un potentiel aussi formidable?»

Guerres, famines, cupidité, massacres, crise économique, peut-on encore être altruiste et bienveillant dans le monde de 2014?

La réalité, c’est que l’on sous-estime la banalité du bien. Car il y a une lentille déformante qui fait que l’on est, à juste titre choqué par ce qui est aberrant, mais que l’on parle moins de ce qui est positif, par une sorte de myopie historique. Et pourtant! Globalement, depuis 5 siècles, la violence n’a cessé de diminuer. Et pas qu’un peu! Le nombre d’homicides en Europe n’a cessé de décroître, de l’ordre de 50 à 100 fois moins en quelques siècles. Si l’on consulte les banques de données qui recensent tous les conflits dans le monde, on observe qu’en 1950, un conflit faisait en moyenne 30’000 victimes. Aujourd’hui, ce chiffre est de 1 000!

En clair, tout ne va pas si mal?

Mais oui! Et toutes ces bonnes nouvelles sont à mettre à l’actif de l’essor de la démocratie en Europe et dans le monde, de l’amélioration du statut des femmes et de l’éducation, du développement des échanges. Encore un exemple pour comprendre pourquoi notre perception de la réalité est déformée: alors que bien peu d’entre nous, et heureusement, ont réellement assisté à un meurtre, les chiffres indiquent qu’un jeune de 20 ans en a vu 40’000 à la télévision. 40’000! A contrario, une étude suisse a montré d’autres chiffres très intéressants: 70% des actes du quotidien sont des actes de courtoisie et de bienveillance. 20% sont neutres et 10% seulement sont hostiles ou négatifs. Conclusion: la texture de notre vie est beaucoup plus faite de positif! Et le fait que l’on ne s’en rende plus compte est finalement positif: cela montre que le négatif est l’exception et que le positif est normal!

Pourtant, partout en Europe, on sent monter un très fort mécontentement lié à la crise économique...

Le Népal, où je vis, connaît 16 heures de coupures d’électricité par jour. Allez donc leur parler de crise! En réalité, c’est le système dans lequel nous vivons qui pose problème, car générateur d’inégalités. Cette montée des inégalités que l’on observe dans tous les pays de l’OCDE n’est bonne pour personne, et pas même pour les riches. Ce qu’il nous faut, c’est donc une économie «du care», du solidaire.

Tout de même ne ressentez-vous jamais du découragement face à l’évolution du monde?

A quoi cela sert-il d’être découragé, surtout quant on a un potentiel aussi formidable? En réalité, il est beaucoup trop tard pour être pessimiste!

Pourtant, à voir l’évolution du monde, on a l’impression que l’être humain n’apprend jamais!

Si, l’être humain apprend! Il y a 300 ans, on torturait les gens sur la place publique, on brûlait les sorcières… La nature humaine a un potentiel extraordinaire, il faut juste avoir envie et travailler à l’exprimer. Et il y a des méthodes pour apprendre à le faire!

Et quelles sont ces méthodes?

Il s’agit de techniques éprouvées d’entraînement de l’esprit, mises en œuvre au sein d’une éthique séculière. On peut donc développer l’intelligence émotionnelle et la bienveillance, mais il y a un effort à faire car cela ne vient pas tout seul!

Ces méthodes sont-elles accessibles à tous?

Mais oui, même des enfants de 4-5 ans font des exercices de pleine conscience, et avec de très bons résultats. Le scientifique américain qui a fait connaître la mindfullness aux Etats-Unis, Jon Kabat-Zinn, a commencé sa démarche dans les hôpitaux. Les malades peuvent donc également utiliser ces méthodes. En Occident, ce genre de techniques connaît un essor croissant depuis une vingtaine d’années. Le nombre de publications scientifiques qui y sont consacrées croît de manière exponentielle...

Au fond, toutes les traditions religieuses ne développent-elles pas des techniques similaires?

Il y a clairement des spécificités. L’Islam met plutôt l’accent sur la discipline avec les prières quotidiennes, le Christianisme sur la contemplation, et le bouddhisme sur l’entraînement de l’esprit, destiné non pas à nous unir à Dieu, mais à cultiver l’amour altruiste.

Votre dernier ouvrage s’intitule «Plaidoyer pour les animaux». Pour certains, le sort des animaux serait secondaire à une époque où l’humain n’est pas épargné!

C’est l’argument le plus inepte que j’aie entendu. Et j’observe que ceux qui disent ça ne s’occupent ni des hommes ni des animaux. Il ne s’agit pas de s’occuper «que» des animaux, mais «aussi» des animaux car ce sont des êtres sensibles qu’il ne faut pas instrumentaliser en vivant de leur souffrance et de leur mort. C’est aussi simple que cela. Des milliards d’animaux sont tués chaque année pour notre usage, alimentaire ou autre. C’est une tuerie de masse qui ne peut que poser un problème à notre cohérence éthique!

Au vu de la situation, une vraie prise de conscience du sort réservé aux animaux semble lointaine...

Une statistique m’a récemment éclairé. En matière d’environnement, 20% des gens se disent prêts à faire quelque chose, 20% ne se sentent pas concernés et 60% se disent prêts à agir à condition que les autres en fassent de même. Comme pour l’esclavage, la torture etc., les choses bougent lorsque la masse critique de personnes prêtes à agir est atteinte.

Pourquoi dans ce cas, disent certains, ne pas aller jusqu’à étendre notre altruisme aux végétaux?

Cela n’a rien à voir. Aucune tradition religieuse, aucune étude scientifique n’a jamais démontré la moindre trace de conscience chez les végétaux. Cet argument ne tient donc pas.

En cette période de fêtes, quel message souhaiteriez-vous faire passer?

Il faut passer de l’âge de la compétition à celui de la coopération altruiste. Il ne s’agit ni d’un luxe, ni d’un idéal utopique, mais bel et bien d’une solution pragmatique pour offrir à tous une vie plus heureuse dans la société et donner plus de considération aux générations futures. Et pour cette année en particulier, ce serait qu’en plus, on étende notre bienveillance aux autres 1.6 millions d’espèces qui vivent avec nous dans le monde!