Le sport, un besoin monumental

CHRONIQUE • Roger Federer, à l’âge du Christ et du Docteur, est toujours là pour nous le rappeler: il nous faut des icônes, quitte à les brûler. Et puis il y a tous ceux qui n’auront jamais leur statue.

  •  Federer, notre phare moitié marbre moitié cristal. DR

    Federer, notre phare moitié marbre moitié cristal. DR

L’être humain, depuis que quelqu’un lui a accordé la capacité à empiler des cailloux, et c’est tout de même mieux que de se les foutre à la gueule, l’être humain donc, au règne duquel il faut adjoindre la famille élargie des zappeurs allongés, a besoin de monuments. Un mausolée où se recueillir, une forteresse pour résister, un château pour rêver ou asservir, une tour à laquelle s’appuyer - et regarder l’heure si elle est moderne comme Big Ben. On a tous besoin de monuments. Pour y déposer les gerbes du souvenir tout en célébrant la grand-messe du quotidien, pour les admirer ou les détruire. C’est aussi pour ça qu’on aime le sport; pour ces trésors d’architecture qu’il nous fournit à la pelle mécanique et qui, à la différence des vieilles pierres, s’érigent de leur vivant.

L’icône Federer

La cathédrale qui fait l’actu, une fois de plus, c’est Roger Federer, notre palais fédéral, notre phare, moitié marbre moitié cristal. A l’âge du Christ et du Docteur (dites 33), le champion est en train de signer un éclatant retour au firmament - pour peu qu’on ait admis l’idée d’une insensible éclipse. Certains se sont même demandé si cela ne durerait pas la nuit des temps, et voilà que le phénix resplendit.

Samedi après-midi, il suffisait d’allumer la télé pour avoir un monument dans son salon, récital sur canapé. Et suite à la volée administrée au no1 mondial Novak Djokovic, en demi-finale d’un tournoi de Shanghai que le Bâlois remportera le lendemain de maître, voilà qu’on sort la règle à calculs pour jauger ses chances de terminer l’année sur le trône. Oui, monumental.

Sélection naturelle

Une épithète parfaitement applicable à Michael Schumacher, septuple champion du monde de Formule 1, qui lutte depuis bientôt un an entre la mort frôlée et l’existence qui hésite. «Il a toute la vie pour se remettre», a osé le journaliste français Jean-Louis Moncet, la semaine dernière sur Europe 1, au moment où la rumeur du «il se réveille doucement» avance à pas feutrés. Jules Bianchi, lui, n’a pas eu le temps de devenir monument. Sa trajectoire a croisé une grue à 200 km/h et, au moment de commettre ces lignes, tout laisse craindre que le jeune homme rejoindra son grand-oncle Lucien, décédé lors des essais des 24 Heures du Mans en 1969 après avoir servi de personnage dans le tome 5 des aventures pétaradantes de Michel Vaillant.

«Sélection naturelle», déraperait Jean-Louis Moncet, as incontestable de la formule goudronnée. Faute de place(s), tout le monde ne peut accéder au statut de monument. Ce n’est pas Hans Kossmann, éjecté dimanche de la trépidante paroisse du puck fribourgeois, qui dira le contraire. Le Canadien a tutoyé la timbale pendant trois ans (une finale et deux demi-finales) et puis cette saison, après onze matches dénués de sens, ses joueurs - au moins autant que ses dirigeants - ont décidé qu’il ne serait pas le premier homme à faire de Gottéron un champion de Suisse; celui qui y parviendra aura sa statue en Basse-Ville.

Des cailloux sur les ruines

D’ici là, on peut continuer à zapper tranquillou sur sofa moelleux, pas besoin de prendre l’avion: le sport nous abreuve de monuments plus ou moins achevés et peu importe, au fond, s’il y a un peu d’amiante dans les parois; tant qu’ils nous décrochent la lune - allô, Lance Armstrong?

Un jour, c’est comme ça, le panthéon peut perdre une aile. On ne parle pas de l’équipe de Suisse de football, cette fière obélisque, mais d’Iker Casillas, sainte icône du cuir espagnol depuis quinze ans, soudain réduit au stade du has-been. L’autre soir contre la Slovaquie, il a ripé derechef. Alors on le détruit, on jette des cailloux sur les ruines.

Mais le type, il s’en fout: c’est un monument.