Climat: «Culpabiliser les gens revient à les démotiver»

ECOLOGIE • Alors que le climat semble avoir perdu la tête cet été et que la sobriété énergétique est sur toutes les lèvres, Suren Erkman reste convaincu que les politiques se trompent de priorité en s’attaquant aux habitudes des individus. Le professeur en écologie industrielle à l’Université de Lausanne nous explique sa position qui détonne dans le milieu académique.

Lausanne Cités: Episodes de canicule, sécheresse, incendies, inondations, le climat est-il devenu fou?
Suren Erkman: L’évolution climatique observée est compatible avec de nombreux modèles élaborés depuis les années 60. Dans cette perspective, il n’y a rien d’étonnant ni de fou dans l’évolution en cours.

Comment expliquez-vous alors les changements que l’on vit depuis plusieurs années?
Ces changements climatiques d’origine humaine résultent d’un système économique bien particulier: le système industriel, tel qu’il se développe depuis environ deux siècles. De ce fait, il semble logique de tenter d’apporter en priorité des solutions à l’échelle industrielle.

Donc vous sous-entendez qu’il faut cesser de culpabiliser les individus et se montrer plus critique envers l’industrie. Concrètement, comment s’y prend-on?
A terme, la culpabilisation est contreproductive, elle démotive la plupart des gens. Surtout, cette approche se trompe de priorité: changer les habitudes de consommation à l’échelle des individus ne représente qu’une contribution très partielle au problème, de l’ordre de 20% environ. C’est bien, mais cela ne suffit largement pas. Les priorités résident dans la transformation des principaux processus industriels qui sont non seulement de très gros émetteurs en tant que tels, mais qui structurent et conditionnent largement en aval la consommation individuelle. Il s’agit de réduire progressivement les émissions de gaz à effet de serre découlant de l’industrie: extraction et transformation des agents énergétiques, activités minières, production d’engrais, industries chimiques, métallurgiques et agro-alimentaires, ciment et asphalte, etc.

Les milieux écologistes qui estiment, par exemple, qu’il faut cesser de prendre la voiture au profit de la marche, du vélo ou des transports publics font-ils fausse route?
Non, mais ils se trompent de priorité lorsqu’il s’agit de réduire les émissions de gaz à effet de serre à l’échelle globale. C’est très bien de rouler moins en voiture, etc. Mais il me semble irresponsable de laisser croire au grand public que cela va résoudre le problème climatique.

Vous êtes favorable à un captage du CO2, cette technologie est-elle mûre aujourd’hui?
Les techniques de base pour extraire le CO2 de l’air sont connues depuis plusieurs décennies, elles sont en pleine phase d’amélioration, notamment pour diminuer la quantité d’énergie nécessaire pour extraire le CO2 dilué dans l’air. En parallèle, on peut aussi capter le CO2 concentré à la sortie de nombreux processus industriels, comme dans les cimenteries, les complexes pétrochimiques, les usines d’engrais, les centrales électriques fonctionnant au charbon ou au gaz, ou même à la sortie de certains gros moteurs (bateaux, camions). Dans ce cas, il s’agit de capter le CO2 avant qu’il ne soit rejeté dans l’atmosphère. Toutes ces techniques ont énormément progressé et commencent à être mise en œuvre à grande échelle sur des bases commerciales.

Très bien, mais que faire du CO2 une fois qu’il a été capté?
Il existe deux grandes stratégies complémentaires: le stockage géologique et l’utilisation, autrement dit le stockage dans l’économie sous forme de produits divers. Le stockage dans des réservoirs géologiques offre un grand potentiel, mais il reste coûteux. En revanche, l’utilisation du CO2 pour alimenter de nouvelles filières industrielles (matériaux de construction, carburants et combustibles de synthèse à partir du CO2, diverses molécules à valeur ajoutée, etc.) permet de générer des revenus pour les entreprises.

En d’autres termes, vous estimez qu’il faut s’adapter au changement climatique plutôt que d’essayer d’inverser la tendance?
Non, la réduction des émissions et l’adaptation sont deux stratégies complémentaires, toutes deux importantes. Malheureusement, les politiques climatiques se sont longtemps focalisées essentiellement sur la réduction des émissions, en faisant l’hypothèse qu’elles pouvaient baisser fortement et rapidement. En réalité, comme c’était à prévoir, les émissions à l’échelle mondiale ont fortement augmenté, de l’ordre de 60% depuis la signature de la Convention sur le climat en 1992. L’adaptation est donc une priorité, au même titre que la réduction des émissions.

Vous êtes conscient que cette posture n’est pas politiquement correcte?
Je ne cherche pas une posture politiquement correcte ou incorrecte. Depuis des décennies, je sillonne des zones industrielles un peu partout sur la planète, mandaté par des organisations internationales, des gouvernements, des entreprises. Mon analyse résulte notamment de ces expériences de terrain, de ma fréquentation d’ingénieurs et de praticiens de l’industrie, et de ma collaboration avec des processus institutionnels comme la Convention sur le climat. Cela me met parfois en porte-à-faux avec des approches théoriques et idéologiques, mais c’est sans importance au regard des enjeux climatiques.