Mafias italiennes: les ramifications vaudoises

MAFIAS • En matière de criminalité organisée, l’actualité ne se limite pas aux arrestations de mafieux. Ce serait oublier la présence des membres et affiliés des mafias italiennes en Suisse. Et le canton de Vaud n’est pas exempt de ramifications encore très discrètes.

  • Le nouveau credo des mafieux installés dans le canton de Vaud? La discrétion. 123RF

    Le nouveau credo des mafieux installés dans le canton de Vaud? La discrétion. 123RF

«Il reste beaucoup à faire. La conscience de la menace que pose les organisations criminelles n’a pas encore atteint partout le même degré, et elle doit encore se développer», dixit le Conseil fédéral, qui admettait encore, en septembre dernier, que la présence et les activités des mafias en Suisse ont été «sous-estimées». Ceci nous amène à un fait essentiel: l’importance de la famille dans les milieux mafieux, où les chiens font rarement des chats, et où les liens de parenté, y compris par alliance, ne sont jamais anodins et font partie de ces «signaux faibles» dont il faut tenir compte.

Trafic d’armes à Morges

Sans alarmisme, mais pour bien montrer que les histoires de mafia commencent toujours par des petites choses, deux histoires «vaudoises» démontrent la capillarité de la ‘ndrangheta, la mafia italienne la plus présente en Suisse. Il y a une dizaine d’années, un certain Mario*, affilié d’un clan de la province de Catanzaro, avait sollicité son frère, domicilié dans la région morgienne, pour qu’il lui procure une arme – destinée à commettre un homicide en Calabre-, puis une deuxième pour son usage personnel. Le frère en question avait dans un premier temps tenté de refuser de rendre ce «service» mais, mis sous pression, avait activé son réseau et obtenu les armes de poing requises via des complices à Lucerne. Ces deux-là étaient certes au bas de l’échelle de l’organisation, mais les gros chefs de la ‘ndrangheta ont aussi leurs relations en Suisse, dont certaines remontent à plusieurs décennies.

De Bâle à Lausanne

Ainsi Federico*, aujourd’hui octogénaire, jugé à maintes reprises pour association mafieuse en Italie, et qu’un tribunal calabrais a condamné à la prison à vie en 2020. Motif? Son rôle déterminant dans des attentats, à savoir des homicides et tentatives d’homicides contre des carabiniers aux abords de Reggio de Calabre, commis en 1993 et 1994 par Cosa Nostra et certaines familles de la ‘ndrangheta, alliées pour l’occasion. L’épais dossier judiciaire italien de la famille nous apprend à peu près tout des uns et des autres, y compris leur présence passée ou actuelle en Suisse. Premièrement, Patricia*, la sœur du boss et épouse d’un ‘ndranghetiste notoire, Luca*, passés par Brigue à la fin des années 1960. Viennent ensuite l’un de ses frères, Michele*, arrivé à Lausanne en 1977 et décédé dans cette même ville en 1993, puis un autre proche parent, résident à l’heure actuelle en région lausannoise, et le petit dernier, un neveu domicilié en Argovie. La galaxie familiale comprend d’autres personnages plus ou moins liés et apparentés, notamment du côté de Bâle, «loin» des terres vaudoises. Vraiment? Pas tout à fait, car dans ce monde-là, tout le monde se connaît, ne serait-ce que de nom, et le territoire suisse est un peu trop petit pour se désintéresser de ce qui se passe outre-Sarine. Différents témoignages recueillis en Calabre dans la région d’origine du boss – carabiniers, habitants – convergent vers une petite phrase récurrente: «tout le monde [chez nous] trafique entre Bâle et Lausanne».

Se fondre dans la masse

Deuxième point, les mafieux se déplacent au gré de la pression policière, en quête d’espaces peu surveillés où ils peuvent se fondre dans la masse, le sujet «mafia» n’étant pas prioritaire ou faisant benoîtement fantasmer. L’indifférence est l’un des éléments exploités par les avocats des mafieux, qui peuvent construire leur défense sur l’apparente normalité de leurs clients. Fedpol le sait bien et a mis récemment les bouchées doubles pour lutter contre le phénomène: mesures administratives permettant d’expulser ou d’interdire d’entrée des personnages liés à la mafia, et échange plus soutenu d’informations avec les cantons – dont l’intérêt est très variable – afin de mieux cerner les agissements des mafias et leurs réseaux.

Dernier point essentiel, «ces gens», qui évoluent dans le canton de Vaud sous des profils discrets d’honnêtes citoyens, ont une sainte horreur de la lumière et de la publicité, qui pourraient inciter les médias, et donc la sphère politique et le public à s’intéresser à eux: c’est parfait, parlons-en.

*prénoms fictifs

Vivant entre la Suisse et l’Italie, Madeleine Rossi a publié en 2021 le livre «La mafia en Suisse».