«Avec cette pandémie, le sentiment d’appartenance doit être ravivé»

Commerces dits «non-essentiels» à nouveau fermés, télétravail obligatoire… Les nouvelles mesures en vigueur depuis le 18 janvier confirment que nous ne sommes pas encore à bout de cette pandémie.
Dans ce contexte, trois élus communaux s’inquiètent des conséquences de l’isolement et de la solitude sur les Lausannois, et demandent à la Municipalité la possibilité d’effectuer une étude.
Professeure en sciences sociales à l’Université de Lausanne, Laurence Kaufmann et ses collègues mettent en lumière les conséquences psychologiques de cette solitude nouvellement apparue, notamment pour les étudiants.

  • VALDEMAR VERISSIMO

    VALDEMAR VERISSIMO

« Nous sommes des êtres sociaux, qui avons besoin de nous affilier. »

Lausanne Cités: Vous effectuez, avec vos collègues Fabienne Malbois et Marine Kneubühler, un travail de recherche concernant les impacts de la distanciation sociale sur les relations sociales. Quelles sont vos constatations quant à l’augmentation de la solitude?
Laurence Kaufmann: Peu de personnes échappent à la solitude en ce moment. Nous sommes tous frappés par les conséquences de ce dépeuplement des espaces de rencontres. Ce sentiment est une conséquence des mesures de distanciation sociale, de l’isolement, de la séparation les uns des autres. Des franges entières de la population ont basculé dans la solitude, cette solitude imposée, et donc plutôt mal vécue.

A qui faites-vous référence plus particulièrement?
Cela est particulièrement frappant au sein des étudiants, sur lesquels j’ai concentré mes recherches depuis le mois de juin. Beaucoup vivent actuellement une sorte de désolation. N’oublions pas qu’ils étudient à distance presque sans interruption depuis mars dernier. Des jeunes ont perdu les petits boulots qui étaient pour eux des lieux d’intégration. En décembre, j’étais très inquiète pour eux en constatant l’augmentation des consultations psychologiques.

Pourtant, l’isolement était plus strict lors du premier confinement…
Il est intéressant de constater que durant le premier confinement, les différentes initiatives de solidarité avaient créé un sentiment d’appartenance. Le sentiment de solitude était moins fort malgré l’isolement. Aujourd’hui, les gens sont lassés. A l’isolement objectif se greffe un vrai sentiment de solitude. Rencontrer des gens ne peut presque plus se faire sans culpabilité, en raison de discours officiels très moralisateurs qui pèsent. Le lien social a perdu toute innocence, c’est étrange.

Qu’est-ce qui se révèle important dans une interaction sociale?
L’enseignement à distance est emblématique de ce que nous vivons. Même dans une relation très formelle telle que celle qui lie l’enseignant à l’étudiant, nous constatons comment la transmission passe par la communication non-verbale. S’ajuster aux sourires, aux expressions du visage, prendre part à des échanges informels, durant les pauses, c’est faire partie d’une communauté. Nous sommes des êtres sociaux, qui avons besoin de nous affilier. Les jeunes sont les premiers à ne plus le supporter, et à se trouver en situation de détresse, alors qu’ils sont paradoxalement les premiers à qui l’on reproche d’être ultra-connectés.

L’obligation du télétravail joue-t-il un rôle dans ce phénomène?
Avec le télétravail, nous ne nous regardons plus dans les yeux, nous n’avons plus de discussions anodines, pourtant essentielles. Tout cela cause une solitude dont on souffre, et le sentiment d’appartenance est menacé. En vidéo-conférence, le côté brutal de l’apparition et de la disparition des personnes annihile les rituels d’au revoir, où le lien, dans la vraie vie, se tisse et s’efface progressivement. Par ailleurs, le fait de se voir soi-même à l’écran accentue le sentiment d’être seul, car normalement, lorsque nous discutons, nous ne nous regardons jamais nous-mêmes. La généralisation du télétravail altère le lien aux autres, mais également à soi-même. Cela joue un rôle dans le sentiment de solitude.

A quelles conclusions cela vous amène-t-il?
Ce que ces témoignages font ressortir, c’est que tout ce que nous avions pu imaginer comme société hypermédiatisée n’est pas réaliste. Les liens virtuels peuvent être des béquilles, mais ne suffisent pas à nous intégrer. Aujourd’hui, le sentiment d’appartenance doit être ravivé. Une vie, c’est plus que la santé physique, c’est une vie sociale, culturelle. Nous sommes réduits à un corps biologique… Il ne faudrait pas que le remède soit pire que le mal. Des psychologues ont d’ailleurs alerté les autorités en relevant que pour sauver la santé physique, on sacrifiait la santé mentale. Il y a une révolte sourde qui se lève.

Une étude sur le cas lausannois?

Le 12 janvier, trois conseillers communaux socialistes ont déposé un postulat demandant à la Municipalité de considérer l’opportunité de réaliser une étude sur la solitude des habitants lausannois, en comparant la situation actuelle avec celle qui prévalait avant le premier semi-confinement. Ceci afin de constater comment les fermetures des établissements publics, entre autres, ont accentué le phénomène d’isolement et de solitude au sein de la population, et de proposer des pistes en faveur des personnes pour qui cela représente une souffrance.

Le poids de la solitude, l'éditorial de Philippe Kottelat

«Mon Dieu que c’est long! Là, je commence vraiment à en avoir marre». Cette litanie, vous l’avez sans doute souvent entendue ces derniers jours. Et sans doute aussi de la part de personnes qui vous sont proches et que vous savez plutôt fortes et émotionnellement stables. Lassitude, isolement social, angoisse, stress et... solitude: le retour au semi-confinement de ce début d’année, et notamment au télétravail qui lui est lié ainsi qu’aux risques économiques qu’il fait courir, met le moral et les nerfs à rude épreuve.

De fait, peu de personnes échappent vraiment à cette réalité. Même si le degré d’adaptation en cas de crise est différent pour chaque individu. Les premiers résultats d’une étude, lancée à l’Université de Lausanne au moment du premier confinement de mars dernier, et toujours en cours à ce jour, le démontrent clairement. «Rencontrer des gens ne peut presque plus se faire sans culpabilité, en raison du discours officiel très moralisateur qui pèse. Le lien social a perdu toute innocence», analyse ainsi la responsable de cette étude, la professeure Laurence Kaufmann. Qui ajoute: «Une vie, c’est plus que la santé physique, c’est une vie sociale, culturelle. Nous sommes (aujourd’hui) réduits à un corps biologique…»

Autrement dit, les mesures de santé publique associées à la pandémie créent incontestablement un environnement susceptible d’avoir des conséquences importantes sur la santé mentale. Et cela pas seulement pour les personnes les plus vulnérables, mais pour l’ensemble de la population. D’où l’urgence de se pencher sur ce problème. Pour qu’au final, le remède ne soit pas pire que le mal.