« Nous sommes des êtres sociaux, qui avons besoin de nous affilier. »
Lausanne Cités: Vous effectuez, avec vos collègues Fabienne Malbois et Marine Kneubühler, un travail de recherche concernant les impacts de la distanciation sociale sur les relations sociales. Quelles sont vos constatations quant à l’augmentation de la solitude?
Laurence Kaufmann: Peu de personnes échappent à la solitude en ce moment. Nous sommes tous frappés par les conséquences de ce dépeuplement des espaces de rencontres. Ce sentiment est une conséquence des mesures de distanciation sociale, de l’isolement, de la séparation les uns des autres. Des franges entières de la population ont basculé dans la solitude, cette solitude imposée, et donc plutôt mal vécue.
A qui faites-vous référence plus particulièrement?
Cela est particulièrement frappant au sein des étudiants, sur lesquels j’ai concentré mes recherches depuis le mois de juin. Beaucoup vivent actuellement une sorte de désolation. N’oublions pas qu’ils étudient à distance presque sans interruption depuis mars dernier. Des jeunes ont perdu les petits boulots qui étaient pour eux des lieux d’intégration. En décembre, j’étais très inquiète pour eux en constatant l’augmentation des consultations psychologiques.
Pourtant, l’isolement était plus strict lors du premier confinement…
Il est intéressant de constater que durant le premier confinement, les différentes initiatives de solidarité avaient créé un sentiment d’appartenance. Le sentiment de solitude était moins fort malgré l’isolement. Aujourd’hui, les gens sont lassés. A l’isolement objectif se greffe un vrai sentiment de solitude. Rencontrer des gens ne peut presque plus se faire sans culpabilité, en raison de discours officiels très moralisateurs qui pèsent. Le lien social a perdu toute innocence, c’est étrange.
Qu’est-ce qui se révèle important dans une interaction sociale?
L’enseignement à distance est emblématique de ce que nous vivons. Même dans une relation très formelle telle que celle qui lie l’enseignant à l’étudiant, nous constatons comment la transmission passe par la communication non-verbale. S’ajuster aux sourires, aux expressions du visage, prendre part à des échanges informels, durant les pauses, c’est faire partie d’une communauté. Nous sommes des êtres sociaux, qui avons besoin de nous affilier. Les jeunes sont les premiers à ne plus le supporter, et à se trouver en situation de détresse, alors qu’ils sont paradoxalement les premiers à qui l’on reproche d’être ultra-connectés.
L’obligation du télétravail joue-t-il un rôle dans ce phénomène?
Avec le télétravail, nous ne nous regardons plus dans les yeux, nous n’avons plus de discussions anodines, pourtant essentielles. Tout cela cause une solitude dont on souffre, et le sentiment d’appartenance est menacé. En vidéo-conférence, le côté brutal de l’apparition et de la disparition des personnes annihile les rituels d’au revoir, où le lien, dans la vraie vie, se tisse et s’efface progressivement. Par ailleurs, le fait de se voir soi-même à l’écran accentue le sentiment d’être seul, car normalement, lorsque nous discutons, nous ne nous regardons jamais nous-mêmes. La généralisation du télétravail altère le lien aux autres, mais également à soi-même. Cela joue un rôle dans le sentiment de solitude.
A quelles conclusions cela vous amène-t-il?
Ce que ces témoignages font ressortir, c’est que tout ce que nous avions pu imaginer comme société hypermédiatisée n’est pas réaliste. Les liens virtuels peuvent être des béquilles, mais ne suffisent pas à nous intégrer. Aujourd’hui, le sentiment d’appartenance doit être ravivé. Une vie, c’est plus que la santé physique, c’est une vie sociale, culturelle. Nous sommes réduits à un corps biologique… Il ne faudrait pas que le remède soit pire que le mal. Des psychologues ont d’ailleurs alerté les autorités en relevant que pour sauver la santé physique, on sacrifiait la santé mentale. Il y a une révolte sourde qui se lève.