Frais de télétravail: un cauchemar pour les patrons

Avec la pandémie, le télétravail se généralise sur recommandation des autorités.
Qui prend en charge les frais induits par celui-ci, loyer, matériel, connexion informatique etc?
Les patrons en appellent au bon sens, dans une situation exceptionnelle où le flou juridique prédomine.

  • Loyer, ordinateur, consommables, électricité, internet...: que peut demander l’employé en télétravail? 123RF

    Loyer, ordinateur, consommables, électricité, internet...: que peut demander l’employé en télétravail? 123RF

«Une indemnisation forfaitaire, cohérente avec le règlement sur les frais de l’entreprise, doit être prévue»

Philippe Ehrenström, avocat

Un petit pavé dans la mare, et une pétition qui circule bon train. Car la Société vaudoise des maîtres secondaires, SVMS, affilée au syndicat SUD, n’y va pas par quatre chemins, en demandant à son employeur, l’Etat de Vaud, une indemnité forfaitaire de 2000 francs pour chaque enseignant, destinée au libre achat de matériel informatique.

«La généralisation de l’enseignement à distance à cause de la pandémie a été la goutte d’eau qui a mis le feu aux poudres si j’ose dire, explique Gilles Pierrehumbert, président de la SVMS. Cela a mis en évidence le fait que les enseignants ont depuis toujours un matériel peu performant et qui date. Or le droit du travail suisse, est formel: la responsabilité de fournir l’équipement pour effectuer le travail est du ressort de l’employeur».

La demande d‘indemnités du SVMS illustre une petite musique qui monte à la faveur de la généralisation du télétravail et qui donne des sueurs froides à bien des patrons. Qui paye quoi dans ces circonstances exceptionnelles, dès lors que l’employé utilise souvent son propre matériel tout en travaillant dans ses propres locaux?

La réponse n’est pas si évidente, d’autant que la jurisprudence ne s’applique qu’à des cas particuliers, alors qu’en temps normal, lorsque le télétravail résulte de la volonté propre de l’employé, aucune indemnisation ne peut être exigée. Mais qu’en est-il lorsque le télétravail est «forcé» résultant de la demande officielle des autorités, dans une volonté logique de limiter la propagation de la pandémie de Covid 19?

Du côté des employeurs publics, la question suscite en tout cas un réel embarras. A la question de savoir si actuellement l’Etat de Vaud participe financièrement au télétravail de ses employés (loyer, connexions etc.), Mélanie Bailly-Francioli, chargée de communication du SPEV, le service du personnel de l’Etat de Vaud, répond, en éludant la question du loyer: «En principe, l’Etat fournit à ses collaborateurs-trices le matériel informatique nécessaire. Dès lors, sous réserve de dépenses particulières dûment justifiées, il n’est pas versé d’indemnisation financière pour le télétravail».

En charge de l’administration communale, la Municipale Florence Germond se montre tout aussi évasive sur une éventuelle prise en charge des frais de travail à domicile ce qui coûterait sans nul doute un saladier à la Ville: «Nous sommes en plein milieu d’une crise sans précédent récent. La priorité de la Ville de Lausanne est de maintenir les prestations à la population, et dans la mesure de ses moyens d’aider les secteurs et personnes en situation de précarité. Dans cette optique, la Ville s’efforce à fournir les conditions de travail nécessaires permettant à ses collaboratrices et collaborateurs d’exécuter leurs activités le plus normalement possible tout en protégeant leur santé.»

Conventions

Alors, l’employeur doit-il ou pas prendre en charge tout ou partie des frais liés au télétravail? «Dans la situation de crise actuelle, l’employeur n’a pas à indemniser l’employé dans la mesure où ce dernier ne souffre pas de la situation, par exemple s’il utilise un matériel qu’il a déjà en sa possession, analyse Patrick Mock, avocat au Centre patronal. En revanche, s’il achète des timbres, du papier et de l’encre ou s’il utilise plus d’électricité, plus de chauffage que d’habitude, il peut demander une indemnité car ces frais doivent être supportés par l’employeur». Afin de sortir de toute ambiguïté, l’avocat Philippe Ehrenström, animateur du site droitdutravailensuisse.com, préconise la mise en place de conventions qui clarifieraient la situation: «L’utilisation de moyens privés dans le cadre du travail doit être indemnisée, y compris de manière forfaitaire (art. 327a CO). Le télétravail devrait donc faire l’objet d’une convention, même succincte, qui spécifie le cadre et les moyens utilisés dans l’accomplissement de celui-ci explique-t-il. Une indemnisation forfaitaire, cohérente avec le règlement sur les frais de l’entreprise, doit être prévue, l’employé reconnaissant par ailleurs que cette indemnisation le dédommage de manière satisfaisante des coûts induits par le télétravail (éventuelle «privatisation» d’une chambre, téléphone, électricité, amortissement des installations informatiques, etc.)».

«Au delà de l’esprit de la loi, on en appelle au bon sens en rappelant que la situation est extraordinaire, conclut Patrick Mock du Centre patronal. Certains employeurs ont les moyens d’indemniser d’autres pas, et tout le monde doit un peu jouer le jeu d’autant que souvent, l’employé voit ses frais de déplacement largement diminués».

Home sweet home? L'éditorial de Philippe Kottelat

Crise sanitaire oblige, le télétravail a explosé. Et avec lui son lot de salariés contents et… mécontents. Les premiers, visiblement une majorité, trouvent génial de pouvoir changer du train-train quotidien et pouvoir travailler sans sortir du cadre confortable et rassurant de leur domicile. Les seconds y voient des risques d’isolement, ou d’un travail sans fin, sans possibilité d’échanges.

Ils ne sont pas les seuls à être divisés sur ce nouveau mode de fonctionnement des conditions de travail, dictées aujourd’hui par la réalité sanitaire. Pour les dirigeants, le «home office» est ainsi, aux yeux de certains d’entre-eux, une source de motivation importante et une manière de se montrer compétitif et d’attirer des talents. Alors que pour d’autres, il s’avère être un système qui permet tous les excès pour les salariés.

Là où tous les patrons se retrouvent toutefois, c’est sur la question des compensations pour les dépenses consenties par le salarié (lire article ci-contre). Avec cette question: que doit payer un patron pour le loyer éventuel lié à la «privatisation» d’une chambre, pour l’électricité utilisée pour faire fonctionner un ordinateur ou certains autres coûts générés par un employé qui travaille à la maison? Autrement dit, pour que les conditions de travail nécessaires pour exécuter son activité le plus normalement possible soient optimales.

La question est loin d’être tranchée. Un récent contrat-type en la matière, élaboré par des milieux patronaux, a fait bondir syndicats et spécialistes du travail. Ce qui prouve que l’enjeu est de taille car, au-delà de la situation actuelle où le «home office» est sinon imposé, du moins fortement recommandé, ce type de contrat va aussi viser l’après-Covid. D’où la nécessité de trouver rapidement un compromis sur un système qui va assurément se développer ces prochaines années.