«Le système n’a pas changé»

- Agé de 82 ans, Jean Ziegler est le Suisse le plus connu dans le  monde.
- Il publie un dernier ouvrage passionnant alors que le film qui lui est consacré est sur tous les écrans suisses.
- Interview-bilan d’un «patriarche» dont la capacité d’indignation demeure intacte.

  • Jean Ziegler (au centre), entouré par les journalistes Philippe Kottelat et Charaf Abdessemed, considère la mort comme un scandale. DR

    Jean Ziegler (au centre), entouré par les journalistes Philippe Kottelat et Charaf Abdessemed, considère la mort comme un scandale. DR

«Le socialisme ne peut plus gagner par les urnes»

Un livre «Chemins d’espérance», un film-portrait «Jean Ziegler: l’optimisme de la volonté». Tout cela sent un peu le testament, non?

Non, jamais, je veux mourir vivant! Ce livre, c’est un peu une pause au bord du chemin, une interrogation sur les combats menés. Je regarde en arrière, puis en avant et je me dis: tout cela, à quoi a-t-il servi? J’ai l’immense privilège de vivre dans un pays libre, d’être un homme blanc, bien nourri avec une très grande espérance de vie, sans parler de ce que la vie m’a donné à moi personnellement, professeur d’université, élu par le peuple, et depuis l’an 2000 au service des Nations Unies.

Un privilège, certes, mais on sent chez vous aussi une certaine culpabilité…

Bien sûr, ce qui nous sépare des victimes de ce monde chaotique, ce n’est que le hasard de notre lieu de naissance. Cela crée nécessairement de la culpabilité. Dans ce monde, des centaines de millions de gens sont écrasés: toutes les 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim, alors que l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards de personnes. 85 milliardaires ont autant de moyens financiers que la moitié de l’humanité. Comment ne pas se sentir coupable?

Comment expliquez-vous un tel constat?

Nous vivons dans un ordre cannibale, sous la dictature de l’oligarchie du capital financier mondialisé. Les 500 plus grandes sociétés transcontinentales privées contrôlent à elles seules plus de 50% du produit mondial brut avec plus de pouvoir que personne n’en a jamais eu sur cette planète. Ce système d’une incroyable violence structurelle échappe à tout contrôle et permet à une infime minorité de monopoliser d’immenses richesses.

Cela fait 50 ans que vous faites ce constat. Rien n’a donc changé?

Non, le système n’a pas changé. Regardez chez nous. On nous fait croire que le secret bancaire a disparu, ce qui n’est qu’un immense mensonge, un véritable marché de dupes. Avec les montages de sociétés off-shore dans les paradis financiers, comment voulez-vous avoir un échange automatique d’informations? Ajoutez-y que cet échange ne peut avoir lieu qu’avec les pays industrialisés, et vous comprendrez qu’en réalité le secret bancaire est toujours là.

Mais dans ce cas, n’avez-vous pas le sentiment de vous être trompé?

Très certainement d’avoir cru à l’analyse faite par les socio-démocrates. Bruno Kreisky, Willy Brand, Olof Palme, ces leaders pensaient que les peuples allaient comprendre le fonctionnement et les origines de l’inégalité et de l’injustice et qu’avec un peu de patience, la ligne de flottaison de la civilisation allait s’élever d’une manière générale.

Avec la montée des populismes, c’est plutôt le contraire auquel on assiste…

Oui, telle a été mon erreur. J’ai reconnu l’ennemi assez vite, mais je n’ai pas vu la suite.

Comment expliquez-vous cela?

L’oligarchie dominante a réussi à aliéner les consciences collectives de manière incroyable. Elle a gagné la guerre des consciences et une grande majorité accepte la dictature de la main invisible du marché, imposé par l’obscurantisme néolibéral. Mais il n’y a pas que cela: avec la chute du Mur de Berlin, la bipolarité a disparu et le capitalisme financier a gagné et conquis le monde comme un feu de brousse. Le socialisme ne vient pas par le bulletin de vote, car désormais les peuples votent contre leurs intérêts. La Suisse en est d’ailleurs un bon exemple.

Comment sortir de l’impasse?

La rupture avec le capitalisme sera forcément chaotique et violente, cela conduira à de nouvelles formes de révolution.

C’est une vision bien pessimiste…

Pas du tout. Depuis que j’ai pris acte de l’échec de la social-démocratie, j’ai pratiqué l’intégration subversive. Et puis, ce qui se passe maintenant est très encourageant: un nouveau sujet historique clair est en train de se dégager, avec l’émergence d’une société civile planétaire qui marque la reconnaissance d’une conscience collective. C’est cette société civile, et non plus l’Etat, qui incarne l’espoir, d’autant que l’ONU est en pleine déliquescence. Comme le disait le Che: «Les murs les plus puissants tombent par des fissures. Or ces fissures sont en train d’apparaître.»

Vous avez 82 ans, et vous affirmez depuis toujours que la mort est un scandale…

La mort est toujours un scandale. Elle marque une interruption. Mais je crois en la résurrection. Il y a une mort naturelle du corps, mais la conscience, c’est très différent. Comme le disait Victor Hugo, je déteste toutes les Eglises, j’aime les hommes et je crois en Dieu.

«Chemins d’espérance, ces combats gagnés, parfois perdus, mais que nous remporterons ensemble», Editions du Seuil

«Jean Ziegler: l’optimisme de la volonté», actuellement diffusé dans les salles Pathé Flon.

Jean Ziegler dédicacera son ouvrage à la librairie Payot-Lausanne ce vendredi 16 décembre, de 17h à 18h30.

Un homme adulé et détesté

Jean Ziegler est né à Thoune en avril 1934. Il vit une enfance heureuse dans une famille bourgeoise jusqu’au choc que lui procure la vue des enfants placés. Cette prise de conscience de l’inégalité sociale le révolte profondéement. En rupture avec sa famille, à 18 ans, il part pour Paris où il poursuit ses études. Il y rencontre le groupe des jeunesses communistes «Clarté» et Jean-Paul Sartre. Des rencontres qui forgeront son évolution intellectuelle. Son livre «Une Suisse au-dessus de tout soupçon», écrit suite à son séjour au Congo, dénonce le pouvoir bancaire suisse. S’ensuit une levée de boucliers: Ziegler est désigné comme l’ennemi public, celui qui diffame son pays. Cela lui vaudra une série de procès. Docteur en sociologie, écrivain, ancien Conseiller national, ancien rapporteur spécial à l’ONU pour le droit à l’alimentation, il est est membre du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies depuis 2009. Adulé et détesté, il demeure le plus célèbre des intellectuels du pays ecertainement l’un des Suisses les plus connus sur la planète.