Lettre ouverte d'une infirmière lausannoise à ses patients

Pour prendre date, et exprimer la souffrance qu'éprouve sa profession, Aline (prénom d'emprunt), infirmière du CHUV adresse une lettre ouverte à tous ses patients, d'aujourd'hui et de demain...

A vous, mes chers patients d'aujourd'hui et de demain, de la part d'une infirmière d'une infirmière déc(h)ue

 Comme vous en avez sûrement entendu parler, le personnel soignant est en ébullition. Mais il faut savoir que la marmite était sur le feu depuis quelques années déjà. Le coronavirus n’a fait qu’accentuer le manque de considération pour le travail accompli, qui est d’ailleurs de plus en plus exigeant avec pourtant de moins en moins de moyens. Cette absurdité est le nœud du problème. La conséquence est que nous sommes épuisés par la frustration et par le désagréable sentiment de ne jamais en faire assez alors que nous sortons de l’hôpital avec les pieds gonflés, avec la vessie pleine depuis quatre heures, avec les mains tremblantes par un trop-plein de caféine avalée à la va-vite et avec des yeux rougis par le travail de nuit. Le but de mon coup de gueule est que la population se rende compte que les décisions politiques sont en train de tuer à petits feux une profession admirée mais pas reconnue à sa juste valeur.

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La satisfaction du patient est souvent au centre de la préoccupation de l’infirmière. Mais pour les gestionnaires d’hôpitaux, elle n’est plus qu’un indicateur de qualité de soins parmi tant d'autres (par ex. taux d’infections, nombres d’escarres par années, gestion de l’orientation du patient, …). Je dirais même que votre satisfaction devient ouvertement et bêtement secondaire. Quelle est votre réaction face à cette réalité ? Personnellement j'ai été d'abord surprise par ce constat, peut-être suis-je trop naïve ? Mais je suis surtout triste et en colère. Mes valeurs et la raison de 4 ans d’études ne sont pas respectées avec cette vision des soins. Toujours plus avec toujours moins : c’est l’équation de base du monde d’aujourd’hui... Mais lorsqu’il s’agit de vies humaines, elle prend un tout autre sens. Un sourire, un geste réconfortant ou encore un regard rassurant suffisent souvent à apaiser l’inquiétude. Mais cette essence même de la profession (j'aimerais l’appeler la "présence véritable et bienveillante"), n'est plus reconnue comme étant nécessaire dans nos soins. Faire, faire et encore faire, et peu importe la manière… tout ira bien tant que les comprimés sont sur la table de nuit et les perfusions injectées, n’est-ce pas !

L’aberration c’est que la responsabilité qui pèse sur les épaules des infirmier(e)s est de plus en plus lourde malgré les conditions de travail qui baissent. Des actes jusque-là médicaux deviennent infirmiers sans aucune revalorisation. Mais que fait une infirmière au juste ? J'observe. Je touche. J'écoute. J'essaie de comprendre. J'anticipe. J'analyse. Je surveille. J'interpelle. Je suggère. Je collabore. Je prends l'information et la redonne. J'évite les risques. Je limite les complications. Je rassure. Je soutiens.  Je défends les intérêts. J'accompagne. Je consigne et documente à outrance. Toutes ces tâches avec la sécurité du patient en ligne de mire. Oh la fameuse "sécurité du patient" ! Les institutions nous la rabâchent à toutes les sauces depuis les bancs de l'école jusqu’à chaque projet institutionnel qui nous est imposé (les escarres, le risque de chute, le sepsis, …). Mais le mot qui me vient à l'esprit et qui me procure une colère grandissante : l'hypocrisie. La vérité est que l'hôpital n'a jamais été aussi bancal car les moyens à disposition fondent comme neige au soleil. A mon avis, il n’y a pas besoin de grandes études pour prouver qu’un effectif augmenté diminue la mortalité des patients Un peu de bon sens suffit à comprendre qu’avec plus de temps et avec un rythme moins éreintant nous pouvons détecter précocement les problèmes plutôt qu’être déjà au stade de leur résolution (souvent plus onéreuse qui plus est). De plus, le risque d'erreur de calculs (débits, dosage etc.) et de fausses manipulations (poses d’appareillage, administrations et dilutions de médicaments) diminuent. Et un élément qui est non négligeable, la formation des nouveaux collaborateurs peut être renforcée et adaptée. Ne pouvons-nous pas commencer la sécurisation du patient par ces éléments basiques avant de créer des projets à profusion qui ne font que rajouter une charge supplémentaire ?

Mais il y a pire que ça. Non seulement nous ne sommes pas reconnus ni revalorisés, mais en plus notre pratique est rendue compliquée par des systèmes informatiques défaillants (mais soi-disant inchangeable pour des raisons obscures) et par des exigences de traçabilité qui nous alourdit de manière insensée un grand nombre d’actes infirmiers. Par exemple, au nom de la gestion de stock de médicaments et de facturation, les médicaments sont entreposés dans des armoires informatisées qui demande à l’infirmier(e) d’entrer son login, de scanner son empreinte, puis de sélectionner le nom du patient et enfin retirer le médicament… pour autant qu’il n’y ait pas de bug magnétique. La simple prise d’un dafalgan devient complexifiée sans oublier que la marge de manœuvre pour se dépanner entre services lorsqu’il manque un médicament est fortement entravée. Celui qui en pâtit : le patient.

Mais comme toujours, l’infirmier(e) se tait, continue de soigner et s’adapte... au nom de son patient et de ses proches. Jusque-là j’étais fière de cette extrême flexibilité et cette capacité qu’ont les équipes soignantes à s’autoréguler pour procurer les meilleurs soins possibles. Depuis ce satané virus, la fierté laisse place au désarroi et à la confusion. Au point que je regarde les nouveaux diplômés remplis d’énergie et de motivation avec nostalgie en me disant j’étais comme ça six ans plus tôt.

En effet, comme d'autres soignants très impliqués l'ont fait et comme d'autres le feront encore, je vais faire tomber la blouse blanche si rien ne change. Impuissante également et pourtant pleine d’humanité, la hiérarchie infirmière prétend qu’il faut rendre visible notre travail afin de pouvoir argumenter les besoins... mais comment le faire étant donné que nous sommes déjà épuisés ?! Cette réponse est le reflet du manque d’écoute d’un personnel soignant en souffrance. Stop. L'amour que je porte à cette profession et la fierté qui m'anime ne suffiront pas à me faire tenir face à tant d'hypocrisie et de malveillance

J'aimerais tant, mes chers patients d'aujourd'hui et de demain, que vous nous souteniez et que vous nous accompagniez dans notre combat qui est le vôtre indirectement.
Merci sincèrement pour vos applaudissements qui ont réchauffé tant de cœurs. J’espère qu’ils feront davantage écho dans les Chambres des politiciens à l’avenir.