«Je peux travailler six mois d’affilée avec la même classe, mais sans contrat ni protection»
Appelons la Françoise, car elle désire absolument conserver l’anonymat, tant elle craint, en raison de son témoignage, que son téléphone ne sonne plus. Mais tout de même, elle tient plus que tout à raconter son quotidien d’enseignante remplaçante pour l’Etat de Vaud. Une manière d’exorciser son mal-être et aussi de prendre le public à partie sur une réalité méconnue et rendue d’autant plus difficile par la crise du Covid.
Françoise, ancienne secrétaire à Lausanne, s’est longtemps consacrée à l’éducation de ses enfants. Et puis un jour, comme souvent, arrive un divorce tardif et là voilà à la recherche d’un travail pour vivre. Seulement voilà: que faire à 50 ans, quand son «employabilité» sur le marché du travail est minimale? La réponse est simple: aller là où ce terrible marché a besoin d’elle. «Ma fille a fait la Haute Ecole Pédagogique pour être enseignante et elle a commencé sa carrière en faisant des remplacements. C’est comme cela que j’ai eu l’idée d’en faire moi aussi».
Sitôt inscrite - nous sommes en 2014-, elle commence à travailler et assurer des remplacements à l’école primaire. Et pour cause: les besoins sont énormes et ils sont plusieurs centaines à jouer les «bouche-trous» pour l’instruction publique vaudoise.
Travail sur appel
Concrètement comment cela se passe-t-il? La réponse est très simple: selon la bonne vieille logique du travail sur appel. Vous dormez donc chez vous du sommeil du juste lorsque votre téléphone portable sonne très tôt le matin. Un ou une enseignante est malade, il faut le ou la remplacer. Juste le temps de sauter du lit, de se préparer, de téléphoner à l’enseignant absent pour prendre des instructions, et de filer, parfois à l’autre bout de la ville.
«Au début avant d’être connue, j’avais des remplacements de un ou deux jours seulement. Comme j’étais stressée en tant que débutante et que je voulais montrer mon sérieux, je me réveillais tous les matins pour m’habiller, me maquiller et être prête à partir. Et souvent pour rien, si le téléphone ne sonnait pas».
Et puis évidemment, pour ces remplaçants non titulaires car non diplômés, l’équation est simple: pas de travail, pas de salaire et bien entendu, pas de contrat, sauf si l’on vous propose un remplacement de plus de 2 mois et 29 jours, lorsque l’enseignant remplacé est absent pour cause de maternité ou de maladie grave.
Françoise, elle, est sérieuse et appliquée. Elle apprend vite, travaille bien et s’occupe très bien des enfants qui lui sont confiés. Résultat: au cours des 5 dernières années, elle affiche un taux d’activité global très enviable, à près de 80%.
«Des fois, on me dit restez disponible car on ne pense pas que l’enseignante absente va revenir, témoigne-t-elle. On me prolonge tous les mois, et au final, je travaille 6 mois d’affilée avec la même classe, mais sans contrat ni protection.» Et d’ajouter: «Je ne demande pas que l’on me confie une classe à moi. J’aime ce métier, j’aime changer de classe etc., car c’est très intéressant et enrichissant, observe Françoise. Le vrai problème, c’est la précarité, qui contraste tellement avec le fait que l’on assume totalement les fonctions des enseignants que l’on remplace: on participe au séances, on rencontre les parents etc.»
Si la durée du remplacement n’excède donc pas deux mois et 29 jours, la précarité a un nom: impossible de planifier même à court terme sa vie, et pas d’assurance perte de gain, pas de deuxième pilier pour ceux qui gagnent moins de 21’330 francs sur l’année, sans compter le sort incertain de ceux qui se sentent à la merci d’un directeur d’école qui peut à sa guise «blacklister» ceux qui lui déplaisent etc. Et puis évidemment, pas de revenu en cas de maladie.
Et il a mieux. Ou pire, tant le système est surréaliste: car si l’enseignant remplaçant obtient un contrat de trois mois, la sécurité n’est pas pour autant garantie. Parce que s’il enchaîne les contrats, la loi oblige l’employeur, ici l’Etat de Vaud via le Département de la formation, de la jeunesse et de la culture, à délivrer un contrat à durée indéterminée, ce qui n’est hélas pas possible.
«Du coup, et comme je ne suis pas diplômée, si j’obtiens trois contrats d’affilée, on me sort de MIREO (la plateforme d’inscription des remplaçants de l’enseignement obligatoire ou spécialisé, NDLR) et ne peux plus faire du tout de remplacements. Je perds alors mon gagne-pain et donc je suis obligée de refuser certains contrats, pourtant mieux rémunérés, pour ne pas en arriver là!»
La seule solution pour sortir de cet imbroglio, serait pour Françoise de s’inscrire à la Haute Ecole Pédagogique afin d’obtenir la certification qui lui permettrait d’obtenir un statut d’enseignant titulaire.
«A mon âge, 55 ans, je pense que cela n’a plus vraiment de sens, conclut-elle. Suivre quelques cours à la rigueur, mais reprendre une vraie formation, franchement non!»