«Je n’ai pas de rancune, je ne sais pas qui m’a fait du mal, et je n’en veux pas à l’Etat»
Nicola Di Giulio
Une enfance volée, un témoignage poignant. Mais qu’est-ce qui peut bien pousser un conseiller communal lausannois, de surcroît policier de profession à dévoiler publiquement un pan aussi douloureux de son existence, emblématique d’un difficile parcours de vie, mais aussi d’une part obscure de l’histoire de la Suisse?
Nicola Di Giulio, né à Pully d’un père italien et d’une mère allemande, a 5 ans lorsqu’il est retiré à sa famille. 5 ans, l’âge de l’innocence et de l’insouciance, qui volent en éclat d’un seul coup, à la triste faveur d’une mère malade, d’un père occupé au travail et de décisions aveugles de l’autorité.
Dès l’âge de 5 ans, commence une longue errance, entre pensionnats, foyers d’accueil et fermes dans tout le canton. Le quotidien, lui est fait de pénibles travaux et d’humiliations. «Chez les paysans, on nous imposait des tâches trop lourdes et inadaptées pour un enfant de 5 ans, on était considérés comme des esclaves, sans compter les raclées et les humiliations, comme lorsqu’on nous faisait boire notre urine», raconte-t-il aujourd’hui, sans la moindre trace de colère dans la voix. Mieux, ou pire encore. Les paysans percevant des indemnités au prorata de la durée de placement de l’enfant, ils s’arrangeaient ainsi pour que la durée de l’accueil soit prolongée. Résultat: des gamins placés en hiver dans des fontaines gelées, dans l’espoir qu’ils tombent malades...
A l’âge de 11 ans, le jeune Nicola retourne dans sa famille, malgré encore quelques séjours épisodiques dans des lieux de placements. Totalement déscolarisé, l’enfant prend le chemin d’une école qu’il n’a jamais connue, au point de s’y rendre... en pyjama. Evidemment la suite de la scolarité n’est pas aisée, entre retards d’apprentissage et difficultés à tisser des liens avec d’autres enfants.
Résilient
Mais le jeune Nicola est résilient, il s’accroche, rattrape le temps perdu, entame un apprentissage, fait énormément de sport - «certainement une forme de refuge» - et finit même par décrocher deux CFC! Et puis enfin, il fonde une famille et à l’âge de 27 ans, entre dans la police, alors que son père l’aurait plus vu «comme pasteur que comme policier».
Malgré des débuts difficiles et marqués par une enfance tronquée, Nicola Di Giulio avance donc et mène une vie on ne peut plus normale, sans regarder derrière lui. Jusqu’au jour où, au mitan de la quarantaine, de retour de vacances, assis dans un restoroute, il entend au TJ, la voix de Darius Rochebin lancer un sujet sur l’histoire d’enfants ayant fait l’objet de mesures de placement abusives. «En écoutant cela, je me suis dit: “mais c’est moi!”, et j’ai tout raconté à ma femme, prenant brusquement conscience que j’avais refoulé tout ce passé!»
Le premier réflexe, pour renouer le fil de l’histoire perdue, est de s’adresser à ses parents qui lui opposent un déni total. Direction ensuite une assistante sociale spécialiste de la LAVI (Loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions) qui avec professionnalisme, l’aiguille et lui permet petit à petit de retrouver tous les documents qui émaillent son enfance. «J’ai reconstitué le puzzle de mon histoire, constate-t-il sans colère ni amertume. Je n’ai pas de rancune, au fond je ne sais même pas qui m’a fait du mal, et je n’en veux pas à l’Etat».
Loi fédérale
L’Etat pour sa part, a enfin fait son devoir de mémoire, en promulguant une «loi fédérale sur les mesures de coercition à des fins d’assistance et les placements extrafamiliaux antérieurs à 1981» (voir encadré) qui met en place le versement de compensations financières aux victimes. A la faveur de cette loi, et après un rapport mené par le canton, Nicola Di Giulio est officiellement reconnu en juin dernier comme «victime de coercition en matière de placement abusif» et reçoit à ce titre la somme de 25’000 francs. «Cette indemnisation suscite en moi un sentiment très mitigé, observe-t-il. La démarche est certes bénéfique, mais cela ne répare pas une enfance volée».
Alors pour sublimer cette enfance, quoi de mieux qu’un témoignage public? «J’ai réussi à surmonter cette histoire, alors j’espère que mon témoignage viendra en aide à ceux qui n’osent pas en parler, surtout en Suisse romande». Et d’ajouter, pensif: «Et puis, il ne faut pas oublier non plus les enfants de victimes qui indirectement ont fait les frais de ces placements abusifs. Eux aussi souffrent et ce serait bien qu’ils puissent également un jour faire l’objet d’une reconnaissance de la communauté».
Charaf Abdessemed