Tous donneurs d'organes, mais sans garantie de résultats

VOTATION • Si le peuple l’accepte le 15 mai, toute personne en Suisse sera donneuse d’organes sauf si elle s’y sera explicitement opposée de son vivant. Selon des experts de l’UNIL, personne ne peut prédire en revanche si cette nouvelle disposition aura un impact positif, tant les facteurs entrant en ligne de compte sont nombreux.

  • Sans mesures d’accompagnement, le consentement présumé ne suffira pas à résorber la pénurie d’organes. 123RF

    Sans mesures d’accompagnement, le consentement présumé ne suffira pas à résorber la pénurie d’organes. 123RF

Le peuple suisse est appelé à se prononcer ce 15 mai sur un sujet d’importance: le don d’organes. D’importance parce que chaque semaine en Suisse, une à deux personnes meurent dans l’attente d’un organe qui ne viendra jamais, faute de donneur.

C’est pour sortir de cette impasse, que des initiants ont lancé une initiative en 2019 visant à modifier complètement la logique qui prévaut en matière de dons d’organes. Alors que jusqu’à présent, ne peuvent donner des organes que des personnes qui en ont exprimé explicitement leur volonté de leur vivant (directives anticipées ou carte de donneur), les initiants ont souhaité en inverser la logique: tout le monde est potentiellement donneur sauf s’il en a exprimé le refus. C’est d’ailleurs ce principe que le Conseil fédéral a retenu pour le contre-projet soumis en votation le 15 mai prochain, moyennant un bémol: les proches pourront toujours s’opposer au prélèvement d’un organe chez un membre de leur famille.

Pour Swisstransplant, qui soutient le contre-projet du Conseil fédéral, l’affaire est entendue: «Bien qu’aucun lien de causalité clair n’ait pu être prouvé entre les modèles d’expression de la volonté et le taux de don, il y avait plusieurs indices selon lesquels le taux de don peut être influencé positivement par la solution du consentement présumé, explique le Dr Franz Immer, directeur de Swisstransplant. L’introduction de la solution du consentement présumé est une pièce importante du puzzle qui peut contribuer à augmenter les taux de don d’organes en Suisse. En comparaison avec les pays européens, on voit qu’un doublement du nombre de dons est possible.»

Aucune garantie

Et c’est là que le bât blesse. «Plusieurs indices», «peut contribuer», «possible»… Le moins que l’on puisse dire est que bien que chaleureusement soutenu par les autorités et les milieux médicaux, le principe du consentement présumé ne garantit en aucun cas que la modification de la loi sur la transplantation se traduira par une augmentation du taux de dons d’organes en Suisse. «En réalité ce n’est qu’en testant le consentement présumé que l’on saura si cela fonctionne. Il est difficile d’anticiper les conséquences de cette nouvelle disposition tant qu’on ne l’aura pas appliquée, car cela dépend de nombreux facteurs, y compris culturels, explique Thomas Steinauer co-auteur durant ses études de médecine à Lausanne de l’étude «Don d’organes et consentement présumé: une fausse bonne idée?» publiée en 2020 dans la Revue médicale suisse.

En Amérique latine par exemple, le consentement présumé s’est traduit par une baisse du don d’organes, et ce pour de multiples raisons, comme l’absence de base légale solide, la corruption ou le manque de personnel qualifié. En Espagne a contrario, le consentement présumé a eu un impact clairement positif dans ce pays qui de longue date, fait figure d’excellent élève en la matière.

Un outil parmi d’autres

Une chose est sûre: même s’il est adopté par le peuple, le consentement présumé ne sera pas suffisant pour augmenter significativement le taux de dons d’organes: «Même si une telle mesure est utile et peut-être qu’elle le sera, ajoute Thomas Steinauer, elle ne représentera qu’un outil parmi d’autres et probablement pas prépondérant. D’ailleurs les pays qui ont mis en place le consentement présumé ont souvent adopté de nombreuses autres mesures en même temps. Ainsi, selon la littérature que nous avons consultée et les entretiens que nous avons menés, ce qui compte beaucoup, c’est bel et bien l’information et la sensibilisation de la population. Qui sait par exemple que Swisstransplant tient un registre des donneurs?»

Un point de vue que Swisstransplant confirme: «L’introduction de la solution du consentement présumé est également liée à des campagnes d’information complètes et à l’élaboration d’un registre oui/non par le gouvernement fédéral. Car elle n’est pas la seule pièce du puzzle: il est également très important de garantir que les structures, les processus et les spécialistes formés dans les hôpitaux soient disponibles afin que les donneurs d’organes potentiels soient identifiés et que leurs proches reçoivent le meilleur soutien éventuel dans cette démarche».

La commission d’éthique favorable au consentement explicite

Dans son rapport publié en 2019, la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine a estimé que passer au consentement présumé ne résoudrait pas le problème de la rareté des organes, se déclarant plutôt favorable au modèle de consentement explicite avec un système de déclaration obligatoire, en vertu duquel on demanderait régulièrement aux personnes en Suisse, lors de moments marquants de leur existence (majorité, émission de documents d’identité, ouverture d’un dossier électronique, etc) de réfléchir à la question du don d’organes et d’exprimer leur volonté à ce sujet.» L’avantage d’un tel dispositif est de lever une des inquiétudes exprimées par de nombreuses familles, craignant que des organes soient prélevés chez des personnes qui n’y étaient pas favorables. Le parlement suisse n’a pas retenu cette option, en raison des coûts, des difficultés de la mise en œuvre pratique et des questions de protection des données.

Donner sans perdre son âme, l'éditorial de Charaf Abdessemed

L’année dernière, selon les chiffres fournis par Swisstransplant, 1434 personnes se trouvaient sur la liste d’attente. Et 72 d’entre elles sont décédées faute d’avoir pu obtenir un organe compatible. En Suisse, en matière de dons d’organes, nous ne sommes pas très bons. Alors c’est évident, il faut faire quelque chose, remettre l’ouvrage sur le métier pour au bout du chemin, sauver encore plus de vies. Sous la pression d’initiants, le Conseil fédéral a élaboré un contre-projet sur lequel nous nous apprêtons à voter et qui modifie radicalement la logique qui prévaut en matière de dons d’organes. Désormais, si le contre-projet est adopté en votation, toute personne sera considérée comme donneuse potentielle, à moins qu’elle n’en ait explicitement exprimé l’intention contraire. C’est ce que l’on appelle le consentement présumé.

Au-delà du débat sur l’efficacité d’une telle mesure (lire notre article en page 3), le consentement présumé, aussi nobles soient les intentions qu’il implique, pose un problème éthique de fond. Car d’une part, malgré les garde-fous prévus par le Conseil fédéral, il représente une manière déguisée de forcer la main à la population, avec le risque que des personnes non consentantes soient prélevées, et d’autre part il pose une question fondamentale en termes de fonctionnement démocratique. Un législateur qui prendrait l’habitude de considérer que le citoyen est d’accord tant qu’il n’aurait pas explicitement exprimé son opposition ouvrirait à terme la boîte de Pandore d’un régime totalitaire. La cause du don d’organes mérite mieux que cela...