Un drone a tué le match

CHRONIQUE • La semaine passée, un triste Serbie-Albanie est venu nous rappeler qu’entre le sport et la guerre, il existe un fil rouge. D’ailleurs, on n’hésite pas à fusiller le gardien adverse d’un boulet de canon.

Cette semaine, le Premier ministre Edi Rama devait effectuer la première visite d’un chef de gouvernement albanais en Serbie depuis 1946. Et puis finalement, il n’est pas allé. Terrain boueux, match renvoyé, comme on dit le dimanche matin quand il flotte depuis trois nuits. Le rendez-vous visait à travailler sur «le maintien de la stabilité régionale». Il est ajourné parce que voici une huitaine, dans le bien nommé stade du Partizan à Belgrade, un match de foot a dérapé sur d’autres terrains.

Des scènes de pugilat

Il n’est pas question ici de déterminer si le pilote du drone qui a mis le feu aux poudres en déployant un drapeau de la «Grande Albanie» dans le ciel est davantage à blâmer que le joueur serbe qui a arraché ledit oriflamme; et on laissera les commissions idoines de l’UEFA déterminer si l’agressivité des joueurs albanais envers le susmentionné Stefan Mitrovic doit servir de circonstance atténuante aux attitudes peu recommandables des hooligans locaux. Les deux pays se sont mis d’accord sur le fait que tout ça était «très malheureux», avant de souligner que «des désaccords évidents sur les origines de ces incidents persistent».

Un à un, balle au centre, et vu l’importance de l’enjeu, la tension est perceptible dans les deux camps. Des scènes de pugilats ou autre chasse à l’homme dans un stade de football, évidemment, c’est triste. Mais cela donne l’occasion de dégriser les oies blanches et de citer George Orwell qui, en décembre 1945, écrivait ceci en marge d’une tournée du Dynamo Moscou en Grande-Bretagne: «Le sport met en jeu la haine, la jalousie, la forfanterie, le mépris de toutes les règles et le plaisir sadique que procure le spectacle de la violence: en d’autres termes, ce n’est plus qu’une guerre sans coups de feu.»

Un lieu de confrontation

Dans le jargon d’ailleurs, le tireur ne peut-il pas tuer le match d’un terrible missile expédié sur coup-franc? Le but du jeu ne consiste-t-il pas à écraser la course, dominer l’adversaire, faire exploser le peloton? En sport, on n’exécute pas seulement un triple saut, un plongeon carpé ou un départ canon; on va jusqu’à fusiller les effrontés qui montent au filet.

«Les sports ont fait fleurir toutes les qualités qui servent à la guerre: insouciance, belle humeur, accoutumance à l’imprévu, notion exacte de l’effort à faire sans dépenser de forces inutiles», devisait pour sa part dès 1913 le Baron Pierre de Coubertin, militariste convaincu, multiple champion de France de tir au pistolet et père des JO modernes.

Les Jeux du Cirque

Parce qu’il est question de domination physique ou territoriale, de triomphes ou de débâcles, guerre et sport se tapent du coude. Depuis les Jeux du Cirque jusqu’aux échauffourées de Belgrade, en passant par diverses joutes médiévales affinées à l’hémoglobine, la propagande nazie de Berlin 1936 ou le boycott de Moscou 1980, l’idée de la confrontation sert de fil rouge aux athlètes-fantassins. Et on ne rassurera personne en disant qu’à partir du moment où les compétiteurs abordent un match ou un tournoi comme une bataille, il n’y a pas de raison de penser qu’un soldat ne puisse pas considérer le conflit comme une distraction.

«Le sport, la compétition sportive, marque l’avènement d’une forme d’utopie: la perspective idéalisée d’une guerre jouée», synthétise l’historien Luc Robène dans une étude intitulée «Sport et Guerre». De même que la guerre est «la politique poursuivie par d’autres moyens» selon Clausewitz, le sport ne serait donc qu’une façon plus ludique de se mettre sur la gueule. Alors forcément, des fois ça dérape. Et quand le terrain devient trop boueux, on renvoie le match.