La Chanson de Roland, un poème sur terre

CHRONIQUE • Roland-Garros, apologie de la lenteur et ode au courage, a commencé dimanche. Et tant que le «jeu set et match» final n’aura pas été prononcé, je n’y suis pour personne.

  • Roland Garros ou quand un tournoi tient du mythe. DR

    Roland Garros ou quand un tournoi tient du mythe. DR

Eugène Adrien Roland Georges Garros, premier homme à traverser la Méditerranée par les airs (23 septembre 1913), fauché en plein vol dans les Ardennes cinq ans plus tard alors qu’on disputait les arrêts de jeu de la Première guerre mondiale, n’a pas eu une existence banale. Le stade de tennis qui porte son nom depuis 1928, non plus.

Le temps du bonheur

D’une légende à d’autres, le clin d’œil est assez rigolo: associer un fantastique aviateur à des joutes inter-raquettes sur terre battue. Et chaque fois que le mois de mai s’achève, Roland-Garros, écharpe au vent et lunettes noires, vient tournicoter dans les esprits, virevolter au-dessus de nos vies pour mieux clouer les foules devant la téloche - une quinzaine de bonheur durant laquelle on reverra peut-être Jean-Paul Belmondo.

Ce n’est pas un tournoi de tennis comme les autres; Roland-Garros, dont le site fut utilisé comme centre de détention sous le régime de Vichy, constitue d’abord une (excellente) raison de faire l’école buissonnière - phénomène qui se transformera plus tard en bureau potager. Mieux valait Yannick Noah que mathématiques, plutôt même Ivan Lendl qu’histoire-géo. Aujourd’hui encore, les convenances de base aimeraient qu’on évite de coller une séance capitale ou non-avenue à cheval sur le quatrième set de Roger Federer. Merci également de ne pas empiéter sur les programmes de Timea Bacsinszky, Stan Wawrinka, Rafael Nadal, Novak Djokovic, Andy Murray, etc. En fait, on aimerait n’y être pour personne, jusqu’au dimanche 7 juin «jeu set et match» final inclus.

Une terre magique

Peut-être que certains s’en tapent de voir cogner les autres durant des plombes. J’adore, sur le mode plus c’est long plus c’est bon, plus ça dure moins c’est facile. Des heures, 3, 4, 5 si possible, à regarder deux demoiselles ou deux types s’escrimer, viser les lignes, guerroyer dru ou perdre courage, inventer des angles, suer beaucoup, courir un max, tituber au bord du gouffre avant, parfois, de remonter l’impossible pente pour triompher dans l’arène électrisée par tant de bravoure.

On exagère? Un peu, mais ça fait partie du concept. Ce tournoi-là, c’est «Les Quatre Cents Coups» croisés avec «La Chanson de Roland»; ou quand école buissonnière rime avec poème épique. L’une des magies de la terre battue, c’est qu’elle prend le temps de bien raconter les histoires. Elle ralentit le jeu, comme pour mieux tisser sa trame. Elle allonge et durcit les échanges, tout en rendant la balle plus sensible aux effets. Exigeante, farouche, elle rabote le talent pur de certains pour conférer une force supplémentaire aux plus besogneux. Last but not least, la terre accouche de combats inoubliables.

Rien que du bonheur

Une quinzaine de bonheur, avec sofa délocalisé à la Porte d’Auteuil. La recette est indémodable: déposez d’abord entre 40 et 60 centimètres de gros cailloux, avec drainage incorporé, histoire de faire prendre conscience aux candidats que la chose est sérieuse. Ajoutez une couche (2 cm) de gravillons tassés comme un passing de Nadal, une douzaine de centimètres de mâchefer, signe qu’il faudra un moral d’acier, puis 7 à 10 cm de calcaire pour écrire l’histoire. Saupoudrez le tout de cette fameuse poudre ocre (2 mm), qui autorise ou précipite la glissade du champion, seule surface du tennis à laisser vraiment des traces.

La terre battue, auguste fruit de vulgaires briques pilées. Divine terre battue, apologie du geste et de la lenteur, ode au drame et au courage, poussière de tant de rêves accomplis ou envolés - Eugène Adrien Roland Georges, si tu nous lis... Bref, Roland-Garros a commencé. PS: prière de me foutre la paix encore dix jours.