Youri Messen-Jaschin ou la fabuleuse histoire d’un baroudeur aux éternelles illusions d’optique

OP ART • La vie de l’artiste lausannois Youri Messen-Jaschin est un roman rock'n'roll où se croisent Giger, Warhol, Tinguely et de jolies Suédoises, mais où on ne trouve ni viande ni drogue.

«Mes toiles peuvent provoquer la nausée comme le bien-être…»

«J’ai encore beaucoup de choses à faire», assène Youri Messen-Jaschin d’une voix douce. Le Lausannois a 81 ans mais en paraît dix de moins. Pas tant physiquement, ni parce que sa discrète compagne a quatre décennies de moins que lui non. Mais car une petite flamme d’enfance n’a jamais cessé de briller dans ses yeux. Elle est même attisée lorsqu’il fait de nous ses énièmes cobayes face à ses toiles dans son gigantesque appartement-atelier du neuvième étage des Tours de Valmont. Le Lausannois est une figure de l’Op Art, ce courant artistique géométrique et coloré qui prend un malin plaisir à retourner le cerveau du spectateur, savantes illusions d’optique à l’appui. L’homme est né par hasard à Arosa (GR) en 1941.

Son père entrepreneur et sa mère mannequin étaient des Lettons venus en Suisse fuir le nazisme. «Comme beaucoup de Slaves, ils sont tombés amoureux de Lausanne, une ville dans laquelle je suis moi-même toujours revenu. Gamin déjà, je peignais les murs de leur cave de personnages de Disney. Peter Pan et Mickey étaient mes préférés.» Ils le sont restés. Sur une commode, une dizaine de poupées de la célèbre souris lorgnent leur propriétaire.

Fuite à Paris

Ado, le jeune Youri est déterminé à faire les beaux-arts, mais son père exige qu’il reprenne l’affaire d’import-export familiale. Il s’enfuit donc à Paris pendant quatre ans. La nuit, il travaille aux halles et, le jour, il étudie l’art financé en douce par sa mère. «C’était la bohème mais surtout une excellente éducation pour apprendre à s’adapter à tout…» Chez l’octogénaire, cette qualité semble innée. Suivront les beaux-arts de Lausanne et déjà des premiers prix de gravure notamment à Genève. Youri Messen-Jaschin est chez lui partout, mais ne s’enracine nulle part. Il s’installe à Zurich comme assistant de l’artiste Friederich Kuhn. Il y côtoie HR Giger, légendaire créateur d’Alien. «Quand j’allais chez lui, je prenais ma nourriture avec moi car sinon il mettait des hallucinogènes dans mon assiette. J’étais là quand il a appris la mort de sa femme par overdose…» Les drogues? Ce végan de longue date n’y a jamais touché. «Mon art m’emporte dans des sphères kaléidoscopiques, pas besoin de prendre des hallucinogène.»

Les belles Suédoises

En 1967, une bourse l’amène à s’installer à Göteborg. «La Suède est un pays fascinant et j’aimais beaucoup les belles Suédoises», commente coquin l’octogénaire. C’est là que son art subit un «basculement total». Il découvre sa première exposition d’Op Art. C’est celle des pionniers sud- américains, Jèsus-Rafael Soto, Carlos Cruz Diez et Julio Le Parque. «Je me suis dit: c’est absolument fabuleux, c’est de l’art en mouvement! Alors j’ai demandé à ces artistes de m’apprendre et en dix jours, ils m’ont transmis presque tous les rudiments.»

Des caves bernoises aux lofts new-yorkais

Le Lausannois se promet qu’il va suivre ce chemin toute sa vie. Jusque-là, il a tenu parole! «Je suis toujours radical quand je prends une décision!» Un nouveau prix l’emmènera vivre à Chicago puis l’amour et la sensualité d’une femme à Hambourg. En 1970, il s’installe dans une cave à Berne puis dans un atelier de 300 m2, squatte les cocktails des ambassades pour manger à sa faim et y fait des connaissances intéressantes. Finalement, la Ville le charge de faire sa promo en Romandie. «C’était une époque folle. Dans le cadre du comptoir suisse, j’avais voulu colorier tout le Léman en rose en 4h avec des pigments bios. Ça aurait été un coup de pub mondial mais le syndic Paul-André Martin a eu peur et les écolos m’ont barré la route.» Au rang des nombreux autres faits d’armes du Lausannois, notons qu’il a fait de sa ville la capitale mondiale du cirque en 1987. «Dans ce cadre, j’avais fait marcher des éléphants dans la rue de Bourg. Le mot ‘’impossible’’ n’existe pas dans mon vocabulaire.» Même s’il commence à valoir quelque chose sur le marché de l’art au début des années 80, il part pour New York et se débrouille pour croiser Andy Warhol avec qui il partage un goût des couleurs flashy. «Toute ma vie est basée sur le hasard et les rencontres. Je me laisse aller.» Pour gagner sa croute et nourrir son amour des jolies femmes, il se met à faire du body art dans les boîtes de nuit de la Grande Pomme.

Guérir par l’Op Art

Il participe également au flower power à San Francisco. Entre autres aventures, l’artiste a aussi traversé l’Amérique du sud en bus deux années durant. Grâce à un ambassadeur connu à son époque, après avoir choisi cette destination à pile ou face, il se retrouve à vivre en Argentine sous la dictature. «C’était une période intéressante. Je m’amusais beaucoup dans les soirées underground illégales. Un matin alors que j’allais acheter le pain, un tank a tourné son long canon vers moi.» Puis il se retrouve à tenir un théâtre à Caracas et à y mettre en scène ses propres pièces. Comme ses parents, Youri Messen-Jaschin est apatride et ravi de l’être. «Cela me permet de visiter une cinquantaine de pays sans visa et m’a épargné», explique-t-il en sirotant un thé vert. Cet «athée, pas religieux pour un centime» s’est affranchi seul du péché d’orgueil. Ainsi, plusieurs de ses prix sont encadrés et placardés… dans ses toilettes. «J’ai été marié deux ou trois fois mais je ne peux pas faire d’enfant…» confesse-t-il aussi lorsqu’on aborde sa vie privée. Mais sa fertilité est autre. Ce qui la rend forte aujourd’hui encore, c’est son art et ses implications scientifiques.

En 2017, le CHUV mène en effet une étude en neuroimageries en exposant une dizaine de cobayes à une soixantaine d’œuvres Op Art conçues par Youri Messen-Jaschin pour l’occasion. Certains ont des nausées, la chair de poule , des palpitations ou des vertiges mais beaucoup d’autres se sentent détendus tel ce chirurgien du CHUV venu se détendre devant une toile à la veille d’une opération délicate… Un livre, à cheval entre art et science, est tiré de cette aventure, laquelle n’est pas terminée. «L’idée est maintenant de comprendre avec le neurologue Prof. Bogdan Draganski s’il est vraiment possible de soigner des patients en utilisant l’Op Art plutôt que des médocs, conclut avec gourmandise l’artiste. Ce serait formidable!»