Regard d'écrivain: "Descente sur Lausanne", par Tiffany Jaquet

Durant tout l’été, les meilleures plumes romandes vous offrent chaque semaine un texte inédit sur la ville de Lausanne. Cette semaine Tiffany Jaquet, qui "remonte la pente".

Nouveau matin. J’embrasse ma femme et mes deux filles, d’un baiser franc. Mon portefeuille retrouve sa place dans la poche intérieure de ma veste. Au chaud contre mon cœur.

Ma rue. Je la descends, plein d’entrain. Le soleil de printemps annonce une belle journée, je le sens. A m’en frotter les mains.

Signe de tête à un voisin, qui s’engouffre comme un voleur dans la cage d’escalier de l’immeuble d’en face. Un nouveau. J’ai pas encore eu le temps de lui demander son nom. Ni d’où il venait.

Quartier du CHUV. Mes jambes commencent à se dégourdir après leur courte nuit de repos. J’ai encore fait des heures sup’ hier soir. Dans mon domaine, si on veut être au top, faut être prêt à faire des sacrifices : la famille, les vacances, le sommeil. C’est à ce prix qu’on devient le meilleur de sa catégorie. Pourtant, la concurrence est rude. Beaucoup de mes collègues m’envient.

Rue de Bourg. Je récupère en vitesse un expresso sur la terrasse d’un café. Je le descends cul-sec. Place Saint-François. Je me mêle au flot de travailleurs qui l’envahissent. Par en-dessus, par en-dessous. Il y a ceux qui s’engouffrent dans les bus blancs et bleus. Ceux qui s’élancent sur les passages piétons. Ceux qui poireautent dans leur voiture ronflante.

En bas du Petit-Chêne en quelques pas. Un coin de la ville que je connais bien. J’y ai travaillé pendant un temps, avant d’être muté sous-gare. Je traverse la place en faisant comme tout le monde. Je vérifie l’heure sur l’immense horloge qui orne le bâtiment. J’ai largement le temps. L’avantage d’être au sommet de la hiérarchie, c’est de n’avoir de comptes à rendre à personne.

Parc de Milan. Coin de verdure. Plein d’étudiants qui se rendent en cours, de joggeurs et de groupes de poussettes qui se sont donnés rendez-vous. A ce moment de la journée, tout le monde s’ignore. Ça me va très bien. J’attire déjà suffisamment les regards sur mon lieu de travail.

La descente continue. Mes yeux rivés sur le lac, qui scintille de mille feux. La légende dit que c’est parce qu’il contient tout l’or et l’argent des banques suisses. Au moins, il n’aura pas le mien. Chaque centime que je mets de côté part à l’étranger.

Bellerive. Je longe le quai jusqu’à Ouchy. Quand même, c’est mieux ici qu’à la Place de la Gare. L’atmosphère est plus calme, les gens plus agréables. Pas de pendulaires stressés aux heures de pointe. Plutôt des badauds qui trainent les pieds, un grand sourire aux lèvres. Encore un instant de tranquillité avant de débuter ma journée de boulot. Moi aussi, j’ai envie de me promener en bavant devant les stands de glaces et de churros.

Au port, je trouve un coin d’herbe sèche. A l’ombre d’un arbre. En bordure de chemin. L’endroit parfait. Je m’assieds en tailleur, retire ma veste et mon chapeau. Je dépose ce dernier à l’envers devant moi. Et je prie pour qu’il se remplisse. Jusqu’au soir, je prie. Face aux montagnes, je prie.

Si cette journée s’avère aussi belle qu’elle a commencé, j’aurai de quoi me payer un kebab au food-truck et peut-être même le ticket de métro. Pour remonter la pente.

Les langues et l’écriture

Née à Morges en 1989, Tiffany Jaquet est enseignante de français et d’anglais. Elle trouve dans les livres et l’écriture une source privilégiée de détente et d’évasion. «La maison au pied du glacier», son troisième roman, est publié aux Editions Plaisir de Lire, et nous entraîne dans des paysages à couper le souffle, sur les traces de l’intrépide aventurière Mary Vaux, du guide alpin suisse Ed Feuz ou encore du jeune immigré chinois Wu Lin. A travers une fiction historique richement documentée, Tiffany Jaquet évoque le grand développement de l’Ouest canadien, mais aussi le début du tourisme de masse et de la fonte des glaces.