A Lausanne, les gays ne font plus vraiment bande à part

SOCIÉTÉ • Elue «capitale gay» en 1992, la capitale vaudoise a vu sa scène LGBT progressivement disparaître. L’esprit communautaire s’est délité sous le poids de l’inclusion qui, si elle représente une avancée sociétale, a forcé les acteurs du milieu à se réinventer.

  • Depuis plus de 30 ans, Jacques Carando, le Michou lausannois, attire les fêtards au Saxo, un bar gay situé en face du conservatoire. Photo Santiso

«Il y a moins besoin d’être dans un entre-soi protecteur»
Romin Corminboeuf, rédacteur en chef 
de la revue 360°

«Le milieu gay lausannois? Il n’en reste pas grand-chose». Le constat vient de Tiziano Giaffreda, gérant du GT’s, le dernier club gay de la ville. Avant, Tiziano était à la tête du 4310. Dancing phare des soirées gay lausannoises pendant seize ans, mais celui-ci a disparu en 2015. Comme la plupart des autres établissements (clubs, bars, restaurants, associations) gay, qui ont fermé ou sont devenus «gay friendly». Surprenant quand on se souvient qu’en 1992, Lausanne recevait la palme d’or du nightclubbing de la part du magazine parisien Gaypied. Car, même si la ville n’a jamais eu de quartier gay à proprement parler, contrairement à Paris, Londres, Berlin ou Amsterdam, son offre nocturne dépassait les frontières.
Plus grande acceptation
«Dans les années 2000, il y avait pas mal de choses, confirme la trésorière de Lilith, l’association lausannoise de femmes lesbiennes, bi et queers. Beaucoup d’endroits pour danser, s’amuser et se rencontrer. Désormais, il y en a moins, mais cela vient du fait que l’on est mieux acceptés.» Il semble donc que le progrès a contribué à renverser les codes et atténuer les différences. Les mentalités ont évolué et les homosexuels se sentent désormais bienvenus partout, ou presque.
Robin Corminboeuf, rédacteur en chef de la revue 360° nuance: «Il y a peut-être moins besoin d’être dans un entre-soi protecteur, parce qu’il y a une plus grande acceptation dans la société. Ce qui n’empêche pas à des gens de se faire péter la gueule en sortant d’un match de football, comme on a pu le voir à Martigny dernièrement. Il y a une forme d’acceptation générale qui est également accompagnée d’une forme de backslash. Une partie de la population reste réfractaire à ces questions-là car elles sont très politisées et mises en avant.»
Pour certains bars lausannois, les considérations économiques font qu’il vaut mieux s’afficher gay friendly plutôt que de se fermer à une partie de la clientèle. C’est une question de survie.
L’évolution des méthodes de rencontre est également en partie responsable de ce changement. Andro fréquente le milieu gay depuis 2001. Il  constate aussi un délitement de la scène gay. Pour lui, c’est générationnel: «Dans les années 2000, on n’avait pas les réseaux sociaux ou les applications de rencontre comme Grindr, explique-t-il. Il nous fallait bien des endroits pour nous retrouver, c’était une nécessité sociale. Aujourd’hui, nous sommes beaucoup plus acceptés dans la société qu’il y a vingt ans, donc la nécessité est moindre.»
Sara Blaser, co-secrétaire générale chez Vogay, abonde: «Il y avait tout une scène de lieux LGBT. C’était la seule possibilité de rencontres au sein de la communauté. Maintenant il y a des sites et des applications qui ouvrent de nouveaux lieux dans le virtuel.» La majorité des personnes interrogées sur leurs habitudes de rencontres nous ont répondu qu’elles se servaient désormais des applications comme Grindr, ainsi que des sites prévus à cet effet. Certaines nous ont aussi confié que les lesbiennes ont la réputation de ne plus sortir lorsqu’elles sont en couple. Ces dernières ont également un pouvoir d’achat inférieur à celui des hommes. Ce qui a participé à modeler encore davantage les habitudes de fréquentation de ces lieux.
Identités de genre diverses
Axel Ravier, doctorant au Centre en études genre de l’Université de Lausanne, explique: «Les nuits lausannoises ne sont plus ce qu’elles étaient et beaucoup de lieux ont fermé ces dernières années. Je pense que cela dit quelque chose, plus largement, des modifications contemporaines des modes de sociabilité. La gentrification intensive des villes a rendu moins accessible la viabilité des lieux communautaires, de par l’élévation des prix des loyers, de l’augmentation des tarifs de consommation. Dans le Marais, à Paris, beaucoup de lieux communautaires sont remplacés par des boutiques de luxe.»
Un autre phénomène tend à expliquer l’étiolement des endroits communautaires: le fait que toutes les minorités sexuelles et de genre ne se retrouvaient pas dans la simple appellation «gay». «C’est peut-être l’expression d’un moindre besoin identitaire. Peut-être que les plus jeunes n’apprécient pas ce genre d’espace historique, explique encore Axel Ravier. On voit de plus en plus d’identification plus multiples, plus diversifiées, on est de fait dans une autre spatialité des homosexualités. On fonctionne moins par des lieux LGBT que par l’occupation d’espaces avec l’organisation de soirées dans des lieux qui ne sont pas estampillés LGBT. Il faut plutôt y voir une modification des manières de se rencontrer aujourd’hui avec une forme de déterritorialisation de la vie LGBT avec plus de présence sur les réseaux sociaux.»
Un milieu qui se transforme
Un exemple flagrant de ce nouveau modèle communautaire est la création de plusieurs groupes WhatsApp dédiés aux échanges et aux rencontres entre personnes LGBTQIA+, comme c’est le cas pour le Lausanne Queer Womxn Community. «Né le 4.10.2022 d’une volonté de trois copines de rassembler des femmes queer, les personnes trans et les personnes sur le spectre de la non-binarité, en non-mixité choisie (sans homme cis) lors de différents events à Lausanne et région ainsi que de centraliser les infos!» peut-on lire sur le groupe. La communauté WhatsApp en question rassemble pas moins de 320 membres et permet l’échange d’informations, mais aussi l’organisation de rencontres sportives, culturelles ou festives. Car si les lieux se font rares, les événements organisés ponctuellement sont bel et bien présents.
Notamment, la soirée LOL de l’association Lilith, qui a lieu tous les deux mois et rencontre un franc succès. «Lilith existe depuis 30 ans. Le nouveau comité constitué il y a un an de six personnes très motivées de différents âges a modernisé Lilith, explique Stéphanie, une des co-présidentes. On a fait un gros travail sur la communication et nos soirées marchent très, très bien. Elles attirent jusqu’à 350 personnes qui viennent de toute la Suisse romande et de France voisine.» Et Robin Corminboeuf de conclure:«D'une manière générale, je dirais que le milieu se déplace et se transforme, mais il ne me semble pas qu’il soit en train de disparaître.»