Le soleil de mai se fraye un chemin entre les nuages et soudain la chaleur se dépose sur le vert printanier qui inonde le vallon. Elle défait son grand châle, découvre un peu d’épaule. Elle voudrait qu’il la regarde. Mais il s’est endormi, adossé au tronc mince du jeune cerisier.
Elle se lève pour comprendre d’où vient cet éclat de lumière qui l’aveugle brièvement. Du dos de la main, elle brosse son tablier, posé sur sa longue jupe en serge bleu de Nîmes. Éclaboussures de brins d’herbe que son geste fait naître, mêlés aux pétales de pâquerettes, arrachés un à un. Elle s’approche de l’eau. De ce ruisseau qu’elle aime depuis qu’elle est enfant. Son grand-père le nommait le Laus, comme son grand-père à lui, qui prétendait qu’il avait donné son nom à la ville. Tout le monde à présent l’appelle le Flon, tout simplement, le fleuve, la rivière. Elle remonte le cours d’eau en direction de Pépinet où la Louve le rejoint. Il n’a même pas ouvert les yeux ! Ce fiancé qui pourrait décidément prendre un peu mieux soin d’elle.
De l’autre côté du Flon, il y a la grande tannerie que vient de créer la famille Mercier. Des huguenots arrivés de France il y a presque dix ans, pour échapper aux persécutions catholiques. Là, un homme passe et repasse sa lame sans fil pour attendrir le cuir d’une grande peau tendue sur un chevalet incliné. Sous sa chevelure dense couleur des blés en août, il a un beau sourire, des yeux bruns et soyeux. Il est bras nus, jeune Apollon aux muscles saillants sous la peau. C’est de la lame de son couteau arqué que jaillit à nouveau l’étincelle qui brasille dans l’éclat du métal. Elle se rapproche encore. Derrière elle, le nouveau pont est en chantier. Il permettra de passer d’une rive à l’autre du vallon. La ville grandit. Elle imagine qu’un jour, il y aura des maisons dans ce vallon fleuri. Elle se tourne vers la grande forêt dense des côtes de Montbenon. Et puis elle le regarde. Il lui fait un sourire qui fait battre son cœur. Elle s’apprête à répondre, écarte un peu les lèvres.
– On peut savoir à qui tu souris comme ça?
Avant même qu’elle ne réponde, il se tourne, voit l’alerte serveur qui arrive face à elle pour prendre la commande. A son cou, une chaînette dorée lance des reflets clinquants.
– Faut pas te gêner surtout!
– T’as pas levé le nez de ton écran, tu permets que je rêve?
– C’est Boucle d’or là, qui te fait rêver? dit-il en désignant d’un geste du menton le serveur aux longs cheveux blonds.
– J’étais partie bien plus loin figure-toi. A cette place où l’on est, j’ai lu récemment dans un article que le Flon coulait à l’air libre, avec de l’herbe haute, des arbres fruitiers et des prés fleuris. En plein Lausanne! On serait en train de boire un verre au bord de la rivière, ce serait tellement bie!
Il la regarde. Peut-être prêt à céder à son romantisme candide. Elle le regarde aussi, parcourue d’un frou-frou d’espoir.
– Tu as raison, ce serait formidable!
Ravie, elle lui sourit.
– Des crues dévastatrices et les étrons de tous les Lausannois flottant sur les eaux claires!
Il éclate d’un grand rire en voyant son air dépité et il ajoute, gourmand:
– Et puis les tanneries c’est tellement romantique: craminage, écharnage, pour extirper les restes de chair, de poils, et autres petits os, qu’on jette ensuite au dépotoir où ils puent à l’air libre. Ma famille s’est installée ici en 1740, pour fuir les catholiques.
– Mercier, ton nom, comme dans l’article!
– Oui, Mercier, comme tu dis. Comme la maison du même nom, là, derrière toi. Et la Ficelle, qui descendait jusqu’à Ouchy avant le m2, tu t’en souviens? Mes ancêtres l’ont fait construire pour approvisionner la ville depuis le lac. Alors le Flon, pour m’épater, c’est pas vraiment le bon sujet.
Il a raison, bien sûr, comme toujours. Mais parfois pour lui plaire, il pourrait avoir l’élégance d’être un peu ignorant.