Coup de gueule: un monde en soie

Les Japonais photographient tout et n’importe quoi. Ils passent plus de temps à fixer un objectif qu’à humer l’air du monde. Mais au moins, ils braquent leur appareil vers l’extérieur. Un monument. Une gare. Un caillou. Voire rien.

À l’inverse, les selfies. Fatigués de porter la misère du monde, d’aucuns n’ont plus d’autre urgence que de se photographier eux-mêmes. Il faut avoir le bras long, le poignet souple, l’âme délicieusement suicidaire: il s’agit, au propre, de retourner l’arme contre soi. Il paraît qu’on y survit. Je n’en suis pas si sûr.

Le selfie présente des avantages. Plus besoin d’interpeller un passant pour se faire prendre devant la Tour Eiffel. L’image, au final, n’a pas toujours la qualité des autoportraits de Rembrandt, mais qu’importe, on aura pris du temps pour s’occuper de soi.

En politique aussi, le selfie fait rage. Certains partis ne s’expriment plus que pour eux-mêmes. À la seule intention de leurs sympathisants. On évite ainsi la trivialité de l’affrontement, tout juste bonne pour les Gueux. On reste entre soi, dans un monde en soie.

Rien n’existe plus que les délices virevoltantes du miroir. On s’aime. On se contemple. On se congratule. On danse, sur l’orchestre, dans un palais des glaces. Figé, dans l’éternité béate. En attendant l’iceberg.