Rendez-vous avec un écrivain: Thomas Lécuyer et son blues du loup

Durant tout l’été, les meilleures plumes romandes vous offrent chaque semaine un texte inédit sur la ville de Lausanne. Aujourd'hui, Thomas raconte Lausanne dans les pas d'un loup...

Le vieux loup boitait depuis quelques semaines déjà. Des saletés de barbelés lui avaient déchiré les chairs de ses pattes arrière. C’était le prix à payer pour tenter de choper un agneau ou une brebis du côté de Vers-Chez-les-Blanc. Ses postérieurs le faisaient encore souffrir, et le fermier avait renforcé les barbelés, colmatant le trou qu’il avait réussi à y faire. Point d’agneau au menu de cette nuit de pleine lune, mais un beau lièvre, attrapé dans la vaste plaine de Mauvernay.

Depuis quelques années déjà, on disait chez les hommes que les loups étaient aux portes des cités. Pourtant, ici, sur les hauteurs de Lausanne, il n’en avait croisé aucun autre. Il était âgé et solitaire, et son pelage épais teinté de roux et de blanc tombait à grosses touffes par endroit, comme un vieux tapis usé. La lune était basse dans le ciel, et déjà les étoiles pâlissaient à l’est. Le vieux loup accéléra le pas.

Des odeurs de mousse et d’humus humides venaient flatter sa truffe alors qu’il s’enfonçait dans la vallée du Flon qui l’amenait droit sur Epalinges. Il aimait trotter dans la petite rivière vivace qui éclaboussait ses flancs d’une fraîcheur bienvenue en cette nuit d’été moite. La forêt semblait se figer sous son passage, plus aucun animal, petit ou grand, ne se manifestait, et même les feuillages des arbres semblaient retenir leur respiration. Au cours de ses nombreuses chasses, il avait croisé une seule fois un homme, pas effrayé pour deux sous, qui l’avait même photographié. Enfin, à quinze mètres de distance dans une forêt touffue en pleine nuit, on ne sait pas si la photo valait grand chose.

Aux Croisettes, il avait l’impression de jouer sa vie à chaque fois, rusant pour rejoindre la vallée de la Vuachère sans se faire repérer. A cette heure-là, le quartier, très urbanisé, était souvent désert, et il ne croisait jamais personne, sauf parfois quelques voitures qui le prenaient pour un gros chien, ou bien alors un bus Pyjama.

Il s’enfila sur le chemin de la Vuachère, en suivant les fausses traces de renard que les humains avaient dessinées sur le sol pour amuser les enfants. Il trouvait ça ironique, et s’amusait chaque fois à les comparer avec son empreinte quatre fois plus grosse que personne ne semblait jamais avoir remarquée. Il se passe pourtant tellement de choses que les humains ignorent quand ils dorment!

Le vieux loup suivait la rivière qui descendait incognito jusqu’au lac Léman, se frayant un chemin verdoyant parmi les nombreux immeubles qui bordaient son lit citadin. Les clapotis des eaux calmes de Pully arrivaient déjà à ses oreilles. Il était temps car déjà, le noir de la nuit s’effaçait sous la lumière du jour naissant. Arrivé à la plage Haldimand, il prit une lapée d’eau fraîche, ce qui effraya quelques oiseaux d’eau qui ne l’intéressaient pas du tout. Il tombait de fatigue, et posa ses membres douloureux dans l’herbe fraîche avant de s’assoupir enfin, après une folle nuit de chasse dans les hauteurs de la ville.

Au petit matin, Fabien se réveilla, nu et engourdi, sur les rives de Pully. Il jeta un œil rapide autour de lui, et saisit sa guitare, qu’il laissait toujours au même endroit les nuits de pleine lune, comme une boussole qui l’amenait à toujours revenir. Ses cuisses, lacérées de barbelés depuis quatre semaines, le faisaient toujours souffrir. Il récupéra ses vêtements et son chapeau, cachés sous un rocher, et décida d’aller prendre un café. Il avait quelques concerts à donner avant la prochaine nuit de pleine lune.